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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lui. Ce fils des lions, lion lui-même à la tête de chimère, cet homme si positif dans les faits, était tout roman, tout poésie, tout enthousiasme par l’imagination et le langage ; on reconnaissait l’amant de Sophie, exalté dans ses sentiments et capable de sacrifice. « Je la trouvai, dit-il, cette femme adorable ;… je sus ce qu’était son âme, cette âme formée des mains de la nature dans un moment de magnificence. »

Mirabeau m’enchanta de récits d’amour, de souhaits de retraite dont il bigarrait des discussions arides. Il m’intéressait encore par un autre endroit : comme moi, il avait été traité sévèrement par son père, lequel avait gardé, comme le mien, l’inflexible tradition de l’autorité paternelle absolue.

Le grand convive s’étendit sur la politique étrangère, et ne dit presque rien de la politique intérieure ; c’était pourtant ce qui l’occupait ; mais il laissa échapper quelques mots d’un souverain mépris contre ces hommes se proclamant supérieurs, en raison de l’indifférence qu’ils affectent pour les malheurs et les crimes. Mirabeau était né généreux, sensible à l’amitié, facile à pardonner les offenses. Malgré son immoralité, il n’avait pu fausser sa conscience ; il n’était corrompu que pour lui, son esprit droit et ferme ne faisait pas du meurtre une sublimité de l’intelligence ; il n’avait aucune admiration pour des abattoirs et des voiries.

Cependant Mirabeau ne manquait pas d’orgueil ; il se vantait outrageusement ; bien qu’il se fût constitué marchand de drap pour être élu par le tiers état (l’ordre de la noblesse ayant eu l’honorable folie de le rejeter), il était épris de sa naissance : oiseau hagard, dont le nid fut entre quatre tourelles, dit son père. Il