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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ses promesses, et le mit à l’abri des périls que vraisemblablement il n’aurait pu vaincre : sa vie eût montré sa faiblesse dans le bien ; sa mort l’a laissé en possession de sa force dans le mal.

En sortant de notre dîner, on discutait des ennemis de Mirabeau ; je me trouvais à côté de lui et n’avais pas prononcé un mot. Il me regarda en face avec ses yeux d’orgueil, de vice et de génie, et, m’appliquant sa main sur l’épaule, il me dit : « Ils ne me pardonneront jamais ma supériorité ! » Je sens encore l’impression de cette main, comme si Satan m’eût touché de sa griffe de feu.

Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur un jeune muet, eut-il un pressentiment de mes futuritions ? pensa-t-il qu’il comparaîtrait un jour devant mes souvenirs ? J’étais destiné à devenir l’historien de hauts personnages : ils ont défilé devant moi sans que je me sois appendu à leur manteau pour me faire traîner avec eux à la postérité.

Mirabeau a déjà subi la métamorphose qui s’opère parmi ceux dont la mémoire doit demeurer ; porté du Panthéon à l’égoût, et reporté de l’égoût au Panthéon, il s’est élevé de toute la hauteur du temps qui lui sert aujourd’hui de piédestal. On ne voit plus le Mirabeau réel, mais le Mirabeau idéalisé, le Mirabeau tel que le font les peintres, pour le rendre le symbole ou le mythe de l’époque qu’il représente : il devient ainsi plus faux et plus vrai. De tant de réputations, de tant d’acteurs, de tant d’événements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun d’eux attaché à chacune des trois grandes époques révolutionnaires, Mirabeau pour l’aristocratie, Robespierre pour la dé-