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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

metière, perspective de la lucarne d’un de mes greniers, a disparu dans l’enceinte d’une fabrique. Quand je me rends chez lord Liverpool[1], j’ai de la peine à retrouver l’espace vide de l’échafaud de Charles Ier ; des bâtisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, se sont avancées avec l’oubli sur des événements mémorables.

Que je regrette, au milieu de mes insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps où je mêlais mes peines à celles d’une colonie d’infortunés ! Il est donc vrai que tout change, que le malheur même périt comme la prospérité ! Que sont devenus mes frères en émigration ? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées : ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis ; ils sont moins heureux dans leur patrie qu’ils ne l’étaient sur la terre étrangère. N’avions-nous pas sur cette terre nos réunions, nos divertissements, nos fêtes et surtout notre jeunesse ? Des mères de famille, des jeunes filles qui commençaient la vie par l’adversité, apportaient le fruit semainier du labeur, pour s’éjouir à quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir après le travail, sur les gazons d’Amstead et de Primrose-Hill. À des chapelles, ornées de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la reine, tout émus d’une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions le long de

  1. Robert Banks Jenkinson, 2me comte Liverpool, d’abord lord Hawkesbury, né en 1770, était entré jeune dans la vie publique sous le patronage de son père, collègue de Pitt, et occupait depuis 1812 le poste de premier ministre. Il mourut en 1827.