Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/406

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fort sud-est. On vira l’ancre ; mais, engagée dans des roches, on la perdit, comme on s’y attendait. Nous appareillâmes : le vent continuant de fraîchir, nous eûmes bientôt dépassé les Açores[1].


Fac pelagus me scire probes, quo carbasa laxo.

« Muse, aide-moi à montrer que je connais la mer sur laquelle je déploie mes voiles. »

C’est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume-le-Breton, mon compatriote[2]. Rendu à la mer, je recommençai à contempler ses solitudes ; mais à travers le monde idéal de mes rêveries m’apparaissaient, moniteurs sévères, la France et les événements réels. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais éviter les passagers, était la hune du grand mât ; j’y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m’y asseyais dominant les vagues.

L’espace tendu d’un double azur avait l’air d’une toile préparée pour recevoir les futures créations d’un grand peintre. La couleur des eaux était pareille à celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines des échappées de vue sur les déserts de l’Océan : ces vacillants paysages rendaient sensible à mes yeux la comparaison que fait

  1. Dans son Essai sur les Révolutions, pages 635 et suivantes, Chateaubriand avait raconté avec beaucoup de détails son voyage aux Açores. Le récit des Mémoires est de tous points conforme à celui de l’Essai.
  2. C’est un des 9000 vers de la Chronique dans laquelle Guillaume-le-Breton a retracé la vie de Philippe-Auguste depuis son couronnement jusqu’à sa mort : Philippidos libri duodecine, sive Gesta Philippi Augusti, versibus heroïcis descripta.