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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

stériles se serrent au noyau de l’île : quelques-uns, détachés, surplombent le littoral ; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie.

La maison du gouverneur fait face à l’embarcadère. L’église, la cure, le magasin aux vivres, sont placés au même lieu ; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg.

Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d’obligeance et de politesse. Il cultivait sur un glacis quelques légumes d’Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu’il appelait son jardin.

Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse.

Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tête ; comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes : elle nous séparait de la terre natale ! Le gouverneur était inquiet ; il appartenait à l’opinion battue ; il s’ennuyait d’ailleurs dans cette retraite, convenable à un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un