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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

homme occupé d’affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s’enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l’avant-garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.

Un matin, j’étais allé seul au Cap-à-l’Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m’assis au ressaut d’une roche, les pieds pendant sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne ; elle avait les jambes nues, quoiqu’il fît froid, et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée ; par-dessus ce mouchoir elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l’entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps elle se baissait et cueillait les feuilles d’une plante aromatique qu’on appelle dans l’île thé naturel. D’une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu’elle tenait de l’autre main. Elle m’aperçut : sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d’elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.

Nous restâmes quelques minutes sans parler ; enfin, je fus le plus courageux et je dis : « Que cueillez-vous là ? la saison des lucets et des atocas est passée ». Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me ré-