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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d’arrière avec les passagers ; l’aumônier, un livre à la main, un peu en avant d’eux, près du gouvernail ; les matelots se pressaient pêle-mêle sur le tillac : nous nous tenions debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles étaient pliées.

Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes : on eût dit, par les balancements de la poupe, que l’astre radieux changeait à chaque instant d’horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l’ensemble dans le Génie du Christianisme,[1] mes sentiments religieux s’harmonisaient avec la scène ; mais, hélas ! quand j’y assistai en personne, le vieil homme était vivant en moi : ce n’était pas Dieu seul que je contemplais sur les flots, dans la magnificence de ses œuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle ; j’aurais vendu l’éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu’elle palpitait derrière ce voile de l’univers qui la cachait à mes yeux. Oh ! que n’était-il en ma puissance de déchirer le rideau pour presser la femme idéalisée contre mon cœur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon désespoir et de ma vie ! Tandis que je me laissais aller à ces mouvements si propres à ma carrière future de coureur des bois, il ne s’en fallut guère qu’un accident ne mit un terme à mes desseins et à mes songes.

  1. Génie du Christianisme, première partie, livre V, chapitre XII : Deux perspectives de la Nature.