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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

enfin mes propres destins, ma muse vierge que je venais livrer à la passion d’une nouvelle nature ; les découvertes que je voulais tenter dans ces déserts, lesquels étendaient encore leur large royaume derrière l’étroit empire d’une civilisation étrangère : telles étaient les choses qui roulaient dans mon esprit.

Nous nous avançâmes vers une habitation. Des bois de baumiers et de cèdres de la Virginie, des oiseaux-moqueurs et des cardinaux, annonçaient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison où nous arrivâmes au bout d’une demi-heure tenait de la ferme d’un Anglais et de la case d’un créole. Des troupeaux de vaches européennes pâturaient les herbages entourés de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des écureuils à peau rayée. Des noirs sciaient des pièces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une négresse de treize à quatorze ans, presque nue et d’une beauté singulière, nous ouvrit la barrière de l’enclos comme une jeune Nuit. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des œufs, du lait, et nous retournâmes au bâtiment avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie à la petite Africaine : ce fut une esclave qui me reçut sur la terre de la liberté.

On désancra pour gagner la rade et le port de Baltimore : en approchant, les eaux se rétrécirent ; elles étaient lisses et immobiles ; nous avions l’air de remonter un fleuve indolent bordé d’avenues. Baltimore s’offrit à nous comme au fond d’un lac. En regard de la ville, s’élevait une colline boisée, au pied de laquelle on commençait à bâtir. Nous amarrâmes au