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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Le colonel Armand ! » C’est ainsi qu’il l’appelait et qu’avait signé le marquis de la Rouërie.

Nous nous assîmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me répondait par monosyllabes anglais et français, et m’écoutait avec une sorte d’étonnement ; je m’en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité : « Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l’avez fait. — Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme, » s’écria-t-il en me tendant la main. Il m’invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.

Je n’eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n’étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l’ai déjà remarqué, étaient des jouets assez niais qu’on se distribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des États-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l’Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille, il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l’Édit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu’elle dévasta l’église de Saint-Denis en 1793.

Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l’ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage.