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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas ; mais de cette profonde humilité quelle lumière va jaillir ! Cherchez les bois où brilla l’épée de Washington : qu’y trouvez-vous ? Des tombeaux ? Non ; un monde ! Washington a laissé les États-Unis pour trophée sur son champ de bataille.


Bonaparte n’a aucun trait de ce grave Américain : il combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s’écoulera vite ; il se hâte de jouir et d’abuser de sa gloire, comme d’une jeunesse fugitive. À l’instar des dieux d’Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraît sur tous les rivages ; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats ; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d’une main il terrasse les rois, de l’autre il abat le géant révolutionnaire ; mais, en écrasant l’anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une nation à l’indépendance ; magistrat en repos, il s’endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération des peuples.

Bonaparte ravit à une nation son indépendance : empereur déchu, il est précipité dans l’exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l’Océan. Il expire : cette nou-