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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

voix. Le vol de l’exclamateur m’avait conduit à un vallon resserré entre des hauteurs nues et pierreuses ; à mi-côte s’élevait une méchante cabane ; une vache maigre errait dans un pré au-dessous.

J’aime les petits abris : « A chico pajarillo chico nidillo, à petit oiseau, petit nid. » Je m’assis sur la pente en face de la hutte plantée sur le coteau opposé.

Au bout de quelques minutes, j’entendis des voix dans le vallon : trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses ; ils les mirent paître et éloignèrent à coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s’avança vers l’animal effrayé et l’appela. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menacèrent de loin l’Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit.

Je me levai, descendis la rampe de la côte, traversai le vallon et, montant la colline parallèle, j’arrivai à la hutte.

Je prononçai le salut qu’on m’avait appris : « Siegoh ! Je suis venu ! » l’Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d’usage : « Vous êtes venu », ne répondit rien. Alors je caressai la vache : le visage jaune et attristé de l’Indienne laissa paraître des signes d’attendrissement. J’étais ému de ces mystérieuses relations de l’infortune : il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n’ont été pleurés de personne.

Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s’avança et vint passer la main sur le front de sa compagne de misère et de solitude.