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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j’avais épuisé mon indien : « Elle est bien maigre ! » L’Indienne repartit en mauvais anglais : « Elle mange fort peu, she eats very little. — On l’a chassée rudement », repris-je. Et la femme répondit : « Nous sommes accoutumées à cela toutes deux, both. » Je repris : « Cette prairie n’est donc pas à vous ? » Elle répondit : « Cette prairie était à mon mari qui est mort. Je n’ai point d’enfants, et les chairs blanches mènent leurs vaches dans ma prairie. »

Je n’avais rien à offrir à cette créature de Dieu. Nous nous quittâmes. Mon hôtesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point ; c’étaient sans doute des souhaits de prospérité ; s’ils n’ont pas été entendus du ciel, ce n’est pas la faute de celle qui priait, mais l’infirmité de celui pour qui la prière était offerte. Toutes les âmes n’ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons.

Je retournai à mon ajoupa, où m’attendait une collation de pommes de terre et de maïs. La soirée fut magnifique : le lac, uni comme une glace sans tain, n’avait pas une ride ; la rivière baignait en murmurant notre presqu’île, que les calycanthes parfumaient de l’odeur de la pomme. Le weep-poor-will répétait son chant : nous l’entendions, tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l’oiseau changeait le lieu de ses appels amoureux. Personne ne m’appelait. Pleure, pauvre William ! weep, poor Will !


Le lendemain, j’allai rendre visite au sachem des Onondagas ; j’arrivai à son village à dix heures du