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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

rompue. Désirant voir la cataracte de bas en haut, je m’aventurai, en dépit des représentations du guide, sur le flanc d’un rocher presque à pic. Malgré les rugissements de l’eau qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma tête et je parvins à une quarantaine de pieds du fond. Arrivé là, la pierre nue et verticale n’offrait plus rien pour m’accrocher ; je demeurai suspendu par une main à la dernière racine, sentant mes doigts s’ouvrir sous le poids de mon corps : il y a peu d’hommes qui aient passé dans leur vie deux minutes comme je les comptai. Ma main fatiguée lâcha prise ; je tombai. Par un bonheur inouï, je me trouvai sur le redan d’un roc où j’aurais dû me briser mille fois, et je ne me sentis pas grand mal ; j’étais à un demi-pied de l’abîme et je n’y avais pas roulé : mais lorsque le froid et l’humidité commencèrent à me pénétrer, je m’aperçus que je n’en étais pas quitte à si bon marché : j’avais le bras gauche cassé au-dessus du coude. Le guide, qui me regardait d’en haut et auquel je fis des signes de détresse, courut chercher des sauvages. Ils me hissèrent avec des harts par un sentier de loutres, et me transportèrent à leur village. Je n’avais qu’une fracture simple : deux lattes, un bandage et une écharpe suffirent à ma guérison[1].


Je demeurai douze jours chez mes médecins, les Indiens de Niagara. J’y vis passer des tribus qui descendaient de Détroit ou des pays situés au midi et à

  1. Chateaubriand n’a point romancé ses souvenirs. Le récit des dangers qu’il a courus à Niagara est ici de tous points conforme à celui qu’il en avait donné dès 1797 dans une note de l’Essai, pages 527-530.