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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

sements de cinquante mille planteurs, demi-sauvages que la mort a bien de la peine à faire rire.

Et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’en même temps que déborde l’inégalité des fortunes et qu’une aristocratie commence, la grande impulsion égalitaire au dehors oblige les possesseurs industriels ou fonciers à cacher leur luxe, à dissimuler leurs richesses, de crainte d’être assommés par leurs voisins. On ne reconnaît point la puissance exécutive ; on chasse à volonté les autorités locales que l’on a choisies, et on leur substitue des autorités nouvelles. Cela ne trouble point l’ordre ; la démocratie pratique est observée, et l’on se rit des lois posées par la même démocratie en théorie. L’esprit de famille existe peu ; aussitôt que l’enfant est en état de travailler, il faut, comme l’oiseau emplumé, qu’il vole de ses propres ailes. De ces générations émancipées dans un hâtif orphelinage et des émigrations qui arrivent de l’Europe, il se forme des compagnies nomades qui défrichent les terres, creusent des canaux et portent leur industrie partout sans s’attacher au sol ; elles commencent des maisons dans le désert où le propriétaire passager restera à peine quelques jours.

Un égoïsme froid et dur règne dans les villes ; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c’est tout l’entretien ; on se croirait à la Bourse ou au comptoir d’une grande boutique. Les journaux, d’une dimension immense, sont remplis d’expositions d’affaires ou de caquets grossiers. Les Américains subiraient-ils, sans le savoir, la loi d’un climat où la nature végétale paraît avoir profité aux dépens de la nature vivante, loi combattue