Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/531

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
463
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

neaux devait être M. de La Chalotais ; de là à supposer que l’empoisonnement dont parlait son officier avait dû être conseillé par « l’ex-jésuite » Clémenceau, il n’y avait qu’un pas, et ce pas Annibal l’avait franchi.

Les Moreau confièrent leurs soupçons à leurs amis, qui en parlèrent à d’autres. Mme  Moreau, d’ailleurs, ne se taisait pas faute d’embellir les récits de son fils. Elle racontait que M. des Fourneaux, alors qu’il résidait à Rennes, lui avait un jour demandé une fiole de lait qui pût servir de contre-poison. Les imaginations s’enflammèrent sur ce sujet, et le gros public, épris de scènes dramatiques et d’émotions violentes, eut vite fait de voir « l’ex-jésuite » Clémenceau se dressant devant des Fourneaux pour le tenter, une fiole de poison dans une main, une bourse pleine d’or dans l’autre.

La poire était mûre : il ne restait plus aux Chalotistes qu’à la cueillir. Ils avaient précisément sous la main l’homme qu’il leur fallait, un procureur du nom de Canon, ancien clerc de M. Moreau et très avant dans l’intimité de Mme  Moreau, homme de mœurs suspectes, de fortune mal aisée, friand de scandales et doué d’une imagination hardie. Il reprit à son compte tous les récits d’Annibal Moreau et de sa mère et en déposa en justice, les exagérant encore, les dénaturant au besoin. Il prétendit tenir des Moreau que le projet d’empoisonnement de La Chalotais avait été l’un des objets des « assemblées secrètes », et jamais ils n’avaient rien dit de semblable. Mais Canon croyait essentiel de lier l’affaire des assemblées à l’affaire Clémenceau, pour que les menées des Jésuites en parussent mieux combinées, selon un plan plus vigoureux. Très satisfait du reste de son rôle, enivré du bruit qui se faisait autour de son nom, il se plaisait à répéter et à faire sien le vers du poète :

Victrix causa Diis placuit, sed victa Canoni.