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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

crime que la postérité, faisant écho à Joseph de Maistre, appellera, comme lui, le grand crime[1], Chateaubriand a des paroles éloquentes, celle-ci, par exemple : « Fions-nous-en à la postérité, dont la voix tonnante gronde déjà dans l’avenir ; à la postérité qui, juge incorruptible des âges écoulés, s’apprête à traîner au supplice la mémoire pâlissante des hommes de mon siècle. » Dans une note de ce chapitre, le jeune émigré, le beau-frère de la petite-fille de Malesherbes, parle en ces termes du défenseur de Louis XVI :

Ce que l’on sent trop n’est pas trop toujours ce que l’on exprime le mieux, et je ne puis parler aussi dignement que je l’aurais désiré du défenseur de Louis XVI. L’alliance qui unissait ma famille à la sienne me procurait souvent le bonheur d’approcher de lui. Il me semblait que je devenais plus fort et plus libre en présence de cet homme vertueux qui, au milieu de la corruption des cours, avait su conserver dans un rang élevé l’intégrité du cœur et le courage du patriote. Je me rappellerai longtemps la dernière entrevue que j’eus avec lui. C’était un matin ; je le trouvai par hasard seul chez sa petite-fille. Il se mit à me parler de Rousseau avec une émotion que je ne partageais que trop. Je n’oublierai jamais le vénérable vieillard voulant bien condescendre à me donner des conseils, et me disant : « J’ai tort de vous entretenir de ces choses-là ; je devrais plutôt vous engager à modérer cette chaleur d’âme qui a fait tant de mal à votre ami (J. S.). J’ai été comme vous, l’injustice me révoltait ; j’ai fait autant de bien que j’ai pu, sans compter sur la reconnaissance des hommes. Vous êtes jeune, vous verrez bien des choses ; moi j’ai peu de temps à vivre. » Je supprime ce que l’épanchement d’une conversation intime et l’indulgence de son caractère lui faisait alors ajouter. De toutes ses prédictions une seule s’est accomplie, je ne suis rien, et il n’est plus. Le déchire-

  1. Au mois de février 1793, Joseph de Maistre, envoyant à Mallet du Pan le manuscrit de son Adresse à la Convention nationale, lui écrivait : « Combien il m’en a coûté d’adresser la parole à cette Convention française ! À chaque instant, je croyais me souiller en lui parlant et je l’ai perdue de vue autant qu’il m’a été possible, vous l’apercevrez en me lisant. Depuis le grand crime, toute ma philosophie m’abandonne. ». — Lettre inédite, publiée par M. François Descostes, dans son ouvrage sur Joseph de Maistre pendant la Révolution.