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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Un de ces hasards qui décident de notre destinée m’amena sur le même vaisseau où se trouvait ce jeune homme. Je ne fus pas longtemps sans découvrir cette âme, si mal assortie avec celles qui l’environnaient ; et j’avoue que je ne pouvais cesser de m’étonner de la chance singulière qui jetait un Anglais, riche et bien né, parmi une troupe de prêtres catholiques. T…, de son côté, s’aperçut que je l’entendais ; il me recherchait, mais il craignait M. N…, qui marquait de moi une juste défiance, et redoutait une trop grande intimité entre moi et son disciple.

Cependant votre voyage se prolongeait, et nous n’avions pu encore nous ouvrir l’un à l’autre. Une nuit, enfin, nous restâmes seuls sur le gaillard, et T… me conta son histoire. Je lui représentai que, s’il croyait la religion romaine meilleure que la protestante, je n’avais rien à dire à cet égard ; mais que d’abandonner sa patrie, sa famille, sa fortune, pour aller courir à l’autre bout du monde avec un séminaire de prêtres, me paraissait une insigne folie dont il se repentirait amèrement. Je l’engageai à rompre avec M. N… : comme il lui avait confié son argent, et qu’il craignait de ne pouvoir le ravoir, je lui dis que nous partagerions ma bourse ; que mon dessein était de voyager chez les sauvages aussitôt que j’aurais remis mes lettres de recommandation au général Washington ; que, s’il voulait m’accompagner dans cette intéressante caravane, nous reviendrions ensemble en Europe ; que je passerais par amitié pour lui en Angleterre, et que j’aurais le plaisir de le ramener moi-même au sein de sa famille. Je me chargeai en même temps d’écrire à sa mère, et de lui annoncer cette heureuse nouvelle. T… me promit tout, et nous nous liâmes d’une tendre amitié.

T… était, comme moi, épris de la nature. Nous passions les nuits entières à causer sur le pont, lorsque tout dormait dans le vaisseau, qu’il ne restait plus que quelques matelots de quart ; que, toutes les voiles étant pliées, nous roulions au gré d’une lame sourde et lente, tandis qu’une mer immense s’étendait autour de nous dans les ombres, et répétait l’illumination magnifique d’un ciel chargé d’étoiles. Nos conversations alors n’étaient peut-être pas tout à fait indignes du grand spectacle que nous avions sous les yeux ; et il nous échappait de ces pensées qu’on aurait honte d’énoncer dans la société, mais qu’on serait trop heureux de pouvoir saisir et écrire. Ce fut dans une de ces belles nuits, qu’étant à environ cinquante lieues des côtes de la Virginie, et cinglant sous une légère brise de l’ouest, qui nous apportait l’odeur aromatique de la terre, il composa, pour une romance française, un air qui exhalait le sentiment entier de la scène qui l’inspira. J’ai conservé ce morceau précieux, et