Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/543

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Cette page a été validée par deux contributeurs.
475
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lorsqu’il m’arrive de le répéter dans les circonstances présentes, il fait naître en moi des émotions que peu de gens pourraient comprendre.

Avant cette époque, le vent nous ayant forcés de nous élever considérablement dans le Nord, nous nous étions trouvés dans la nécessité de faire une seconde relâche à l’île de Saint-Pierre[1]. Durant les quinze jours que nous passâmes à terre, T… et moi nous allions courir dans les montagnes de cette île affreuse ; nous nous perdions au milieu des brouillards dont elle est sans cesse couverte. L’imagination sensible de mon ami se plaisait à ces scènes sombres et romantiques : quelquefois, errant au milieu des nuages et des bouffées de vent, en entendant les mugissements d’une mer que nous ne pouvions découvrir, égarés sur une bruyère laineuse et morte, au bord d’un torrent rouge qui roulait entre des rochers, T… s’imaginait être le barde de Cona ; et, en sa qualité de demi-Écossais, il se mettait à déclamer des passages d’Ossian, pour lesquels il improvisait des airs sauvages, qui m’ont plus d’une fois rappelé le « ’t was like the memory of joys that are past, pleasing and mournful to the soul. » Je suis bien fâché de n’avoir pas noté quelques-uns de ces chants extraordinaires, qui auraient étonné les amateurs et les artistes. Je me souviens que nous passâmes toute une après-dînée à élever quatre grosses pierres en mémoire d’un malheureux célébré dans un petit épisode à la manière d’Ossian[2]. Nous nous rappelions alors Rousseau s’amusant à lever des rochers dans son île, pour regarder ce qui était dessous : si nous n’avions pas le génie de l’auteur de l’Émile, nous avions du moins sa simplicité. D’autres fois nous herborisions.

Mais je prévis dès lors que T… m’échapperait. Nos prêtres se mirent alors à faire des processions et voilà mon ami qui se monte la tête, court se placer dans les rangs, et se met à chanter avec les autres. J’écrivis aussi de Saint-Pierre à la mère de T… Je ne sais si ma lettre lui aura été remise, comme le gouverneur me l’avait promis ; je désire qu’elle ait été perdue, puisque j’y donnais des espérances qui n’ont pas été réalisées.

Arrivé à Baltimore, sans me dire adieu, sans paraître sensible à notre ancienne liaison, à ce que j’avais fait pour lui (m’étant attiré la haine des prêtres), T… me quitta un matin et je ne l’ai jamais revu depuis. J’essayai, mais en vain, de lui parler ; le malheureux était circonvenu, et il se laissa aller. J’ai été moins

  1. Sur la côte de Terre-Neuve. Ch.
  2. Il était tiré de mes Tableaux de la Nature, que quelques gens de lettres ont connus et qui ont péri comme je le rapporte ci-après. Ch.