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LIII
AVANT-PROPOS

Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue.

J’ignore si ce mélange, auquel je ne puis apporter remède, plaira ou déplaira ; il est le fruit des inconstances de mon sort : les tempêtes ne m’ont laissé souvent de table pour écrire que l’écueil de mon naufrage.

On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires ; je préfère parler du fond de mon cercueil ; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre. Si j’ai assez souffert en ce monde pour être dans l’autre une ombre heureuse, un rayon échappé des Champs-Elysées répandra sur mes derniers tableaux une lumière protectrice : la vie me sied mal ; la mort m’ira peut-être mieux.

Ces Mémoires ont été l’objet de ma prédilection : saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens après sa mort ; je n’espère pas une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l’heure des fantômes, pour corriger au moins les épreuves. Au surplus, quand l’Éternité m’aura de