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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d’abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l’ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre ; avec de la générosité, elle avait l’apparence de l’avarice ; avec de la douceur d’âme, elle grondait toujours : mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.

De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m’attachai à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j’écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu’elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m’embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours : « C’est celui-là qui ne sera pas fier ! qui a bon cœur ! qui ne rebute point les pauvres gens ! Tiens, petit garçon ; » et elle me bourrait de vin et de sucre.

Mes sympathies d’enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne.

Lucile, la quatrième de mes sœurs, avait deux ans de plus que moi[1]. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses sœurs. Qu’on se

  1. Lucile avait, non pas deux ans, mais quatre ans de plus que son frère. Elle était née le 7 août 1764. — Voir son acte de naissance à la page 7 de la remarquable étude de M. Frédéric Saulnier sur Lucile de Chateaubriand et M. de Caux, d’après des documents inédits, 1885. M. Anatole France s’est donc trompé, lui aussi, lorsque, dans son petit volume, d’ailleurs si charmant, sur Lucile de Chateaubriand, sa vie et ses œuvres, il l’a fait naître « en l’an 1766 ».