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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

siteux encore. Il est des degrés entre les pauvres comme entre les riches ; on peut aller depuis l’homme qui se couvre l’hiver avec son chien, jusqu’à celui qui grelotte dans ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux appropriée à ma fortune décroissante (on n’est pas toujours au comble de la prospérité) ; ils m’installèrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street, dans un garret dont la lucarne donnait sur un cimetière : chaque nuit la crécelle du watchman m’annonçait que l’on venait de voler des cadavres. J’eus la consolation d’apprendre que Hingant était hors de danger.

Des camarades me visitaient dans mon atelier. À notre indépendance et à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de Rome ; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture. Je n’avais point de draps ; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle restait comme Dieu me l’avait retournée.

Mon cousin de La Boüétardais, chassé, faute de payement, d’un taudis irlandais, quoiqu’il eût mis son violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable ; un vicaire bas breton lui prêta un lit de sangle. La Boüétardais était, ainsi que Hingant, conseiller au parlement de Bretagne ; il ne possédait pas un mouchoir pour s’envelopper la tête ; mais il avait déserté avec armes et bagages, c’est-à-dire qu’il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et il cou-