Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/153

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
135
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

milieu de votre carrière, il entre quelque mélancolie ; si l’on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu’on aime ne se trouvent point mêlés à la partie des jours où l’on respira sans la connaître : ces jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d’âge, les inconvénients augmentent : le plus vieux a commencé la vie avant que le plus jeune fût au monde ; le plus jeune est destiné à demeurer seul à son tour : l’un a marché dans une solitude en deçà d’un berceau, l’autre traversera une solitude au delà d’une tombe ; le passé fut un désert pour le premier, l’avenir sera un désert pour le second. Il est difficile d’aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de cœur, de goût, de caractère, de grâces et d’années.

Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C’était l’hiver ; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la réalité. Miss Ives devenait plus réservée ; elle cessa de m’apporter des fleurs ; elle ne voulut plus chanter.

Si l’on m’eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir : il ne manque à l’amour que la durée pour être à la fois l’Éden avant la chute et l’Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse demeure, que le cœur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L’amour est si bien la félicité souveraine qu’il est poursuivi de la chimère d’être toujours ; il ne veut prononcer que des serments irrévocables ; au défaut de ses joies, il cherche à éter-