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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler comme le premier de cette espèce entré dans mon cœur ; il n’était cependant point sympathique à ma nature orageuse ; elle l’aurait corrompu ; elle m’eût rendu incapable de savourer longuement de saintes délectations. C’était alors qu’aigri par les malheurs, déjà pèlerin d’outre-mer, ayant commencé mon solitaire voyage, c’était alors que les folles idées peintes dans le mystère de René m’obsédaient et faisaient de moi l’être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi qu’il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au fond de mon âme quelques rayons d’une lumière vraie, dissipa d’abord une nuée de fantômes : ma démone, comme un mauvais génie, se replongea dans l’abîme ; elle attendit l’effet du temps pour renouveler ses apparitions.


Mes rapports avec Deboffe n’avaient jamais été interrompus complètement pour l’Essai sur les Révolutions, et il m’importait de les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle. Mais d’où m’était venu mon dernier malheur ? de mon obstination au silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère.

En aucun temps il ne m’a été possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude intérieure qui m’empêche de causer de ce qui me touche.

Personne ne saurait affirmer sans mentir que j’aie raconté ce que la plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne sort que rarement de ma bouche. Je n’entretiens