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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

viens régner sur vous. » Charlotte, éclose d’un rayon de lumière, régnait sur moi.

Abandonnons-les, ces souvenirs ; les souvenirs vieillissent et s’effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler sous d’autres cieux, dans d’autres vallées. Premier amour de ma jeunesse, vous fuyez avec vos charmes ! Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais après combien d’années l’ai-je revue ? Douce lueur du passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil depuis longtemps est couché !


On a souvent représenté la vie (moi tout le premier) comme une montagne que l’on gravit d’un côté et que l’on dévale de l’autre : il serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné de glace, et qui n’a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l’espace qu’il a parcouru, les sentiers qu’il n’a pas choisis et à l’aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie : il regarde avec regret et douleur le point où il a commencé de s’égarer. Ainsi, c’est à la publication de l’Essai historique que je dois marquer le premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J’achevai la première partie du grand travail que je m’étais tracé ; j’en écrivis le dernier mot entre l’idée de la mort (j’étais retombé malade) et un rêve évanoui : In somnis venit, imago conjugis[1]. Imprimé chez Baylis, l’Essai parut chez Deboffe en 1797[2]. Cette date est celle

  1. Ipsa sed in somnis inhumati venit imago.
    Conjugis.
    (Virgile, Énéide, 1, 357.)

  2. Chateaubriand avait commencé à écrire l’Essai en 1794 ; l’ouvrage fut imprimé à Londres en 1796, et mis en vente dans