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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d’Atala pendant l’orage : si le Chactas de la rue d’Anjou s’était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa critique[1].

Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je devins à la mode. La tête me tourna : j’ignorais les jouissances de l’amour-propre, et j’en fus enivré. J’aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour. Cependant, poltron que j’étais, mon effroi égalait ma passion : conscrit, j’allais mal au feu. Ma sauvagerie naturelle, le doute que j’ai toujours eu de mon talent, me rendaient humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat ; je me promenais à l’écart, cherchant à éteindre l’auréole dont ma tête était couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux, de peur qu’on ne

    devise : « Un souffle m’agite. » — En annonçant cette Résurrection d’Atala, le Mercure disait (4 septembre 1802) : « Encore deux volumes sur Atala ! En vérité elle a déjà donné lieu à plus de critiques et de défenses que la philosophie de Kant n’a de commentaires. »

  1. Chateaubriand se venge ici très spirituellement de l’abbé Morellet (l’abbé mords-les, disait Voltaire) et de sa brochure de 72 pages : Observations critiques sur le roman intitulé ATALA. L’abbé Morellet, « qui n’appartenait à l’église, dit Norvins (Mémorial, I, 74), que par la moitié de la foi, la moitié du costume et par un prieuré tout entier », était un homme de talent et de bon sens, mais d’un talent un peu sec et d’un bon sens un peu court. Vieil encyclopédiste, classique impénitent, il ne comprit rien aux nouveautés d’Atala, de René et du Génie du Christianisme, aussi dépaysé devant les premiers chefs-d’œuvre du jeune Chateaubriand que les vieux généraux autrichiens, les Beaulieu et les Wurmser, devant les premières victoires du jeune Bonaparte.