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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

les siens : celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout écrivain ; Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était ennemi juré des principes de la composition moderne : transporter sous les yeux du lecteur l’action matérielle, le crime besognant ou le gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités ; il prétendait qu’on ne devait jamais apercevoir l’objet que dans un milieu poétique, comme sous un globe de cristal. La douleur s’épuisant machinalement par les yeux ne lui semblait qu’une sensation du Cirque ou de la Grève ; il ne comprenait le sentiment tragique qu’ennobli par l’admiration, et changé, au moyen de l’art, en une pitié charmante. Je lui citais des vases grecs : dans les arabesques de ces vases, on voit le corps d’Hector traîné au char d’Achille, tandis qu’une petite figure, qui vole en l’air, représente l’ombre de Patrocle, consolée par la vengeance du fils de Thétis. « Eh bien ! Joubert, s’écria Fontanes, que dites-vous de cette métamorphose de la muse ? comme ces Grecs respectaient l’âme ! » Joubert se crut attaqué, et il mit Fontanes en contradiction avec lui-même en lui reprochant son indulgence pour moi.

Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir : un soir, à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans l’attique de l’hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de sa canne, achever un argument qu’il avait laissé interrompu : il s’agissait de Picard, qu’il mettait, dans ce moment-là, fort au-dessus de Molière ; il