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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

madame la comtesse de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses œuvres sous ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des cœurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l’admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n’a pas manqué sa fin : je le vis mourir chrétien courageux, le goût agrandi par la religion, n’ayant conservé d’orgueil que contre l’impiété, et de haine que contre la langue révolutionnaire[1].

À mon retour de l’émigration, la religion avait rendu M. de La Harpe favorable à mes ouvrages : la maladie dont il était attaqué ne l’empêchait pas de travailler ; il me récitait des passages d’un poème qu’il composait sur la Révolution[2] ; on y remarquait quelques vers énergiques contre les crimes du temps et contre les honnêtes gens qui les avaient soufferts :

Mais s’ils ont tout osé, vous avez tout permis :
Plus l’oppresseur est vil, plus l’esclave est infâme.

  1. La Harpe avait publié, en 1797, un éloquent écrit intitulé : Du fanatisme dans la langue révolutionnaire.
  2. Ce poème parut, en 1814, sous ce titre : Le Triomphe de la Religion ou le Roi martyr, épopée en six chants. Chateaubriand, dans les notes du Génie du Christianisme, a inséré un fragment du poème de La Harpe, les portraits de J.-J. Rousseau et de Voltaire.