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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Oubliant qu’il était malade, coiffé d’un bonnet blanc, vêtu d’un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête ; puis, laissant échapper son cahier, il disait d’une voix qu’on entendait à peine : « Je n’en puis plus : je sens une griffe de fer dans le côté. » Et si, malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de Stentor et mugissait : « Allez-vous-en ! Fermez la porte ! » Je lui disais un jour : « Vous vivrez pour l’avantage de la religion. — Ah ! oui, me répondit-il, ce serait bien à Dieu ; mais il ne le veut pas, et je mourrai ces jours-ci. » Retombant dans son fauteuil et enfonçant son bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et son humilité.

Dans un dîner chez Migneret, je l’avais entendu parler de lui-même avec la plus grande modestie, déclarant qu’il n’avait rien fait de supérieur, mais qu’il croyait que l’art et la langue n’avaient point dégénéré entre ses mains.

M. de La Harpe quitta ce monde le 11 février 1803 : l’auteur des Saisons mourait presque en même temps au milieu de toutes les consolations de la philosophie, comme M. de La Harpe au milieu de toutes les consolations de la religion ; l’un visité des hommes, l’autre visité de Dieu[1].

M. de La Harpe fut enterré, le 12 février 1803, au

  1. La Harpe avait conservé jusqu’à la fin l’entière possession de son intelligence. Il ne cessait, pendant les derniers jours, de se faire lire les prières des agonisants. M. de Fontanes, étant venu le voir la veille de sa mort, s’approcha de son lit pendant qu’on récitait ces prières. « Mon ami, dit le moribond en lui tendant une main desséchée, je remercie le ciel de m’avoir laissé l’esprit assez libre pour sentir combien cela est consolant et beau. »