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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

parte me jetait des regards plus profonds que ceux qu’il avait arrêtés sur moi en me parlant. Je le suivais aussi des yeux :

Chi è quel grande che non par che curi
L’ incendio ?

« Quel est ce grand qui n’a cure de l’incendie ? » (Dante[1].)

À la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome : il avait jugé d’un coup d’œil où et comment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n’eusse pas été dans les affaires, que j’ignorasse jusqu’au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu’il n’a pas besoin d’apprentissage. C’était un grand découvreur d’hommes ; mais il voulait qu’ils n’eussent de talent que pour lui, à condition encore qu’on parlât peu de ce talent ; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation sur la sienne : il ne devait y avoir que Napoléon dans l’univers.

Fontanes et madame Bacciochi me parlèrent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversation : je n’avais pas ouvert la bouche ; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Il me pressèrent de profiter de la fortune. L’idée d’être quelque chose ne m’était jamais venue ; je refusai net. Alors on fit parler une autorité à laquelle il m’était difficile de résister.

  1. Inferno, ch. XIV, v. 46.