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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le duc d’Enghien demanda à parler à Bonaparte ; il avait affaire par-devant lui ; il ne fut point écouté ! Qui du bord du ravelin contemplait au fond du fossé ces armes, ces soldats à peine éclairés d’une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans la nuit éternelle ? Où était-il placé, le falot ? Le duc d’Enghien avait-il à ses pieds sa fosse ouverte ? fut-il obligé de l’enjamber pour se mettre à la distance de six pas, mentionnée par le duc de Rovigo ?

On a conservé une lettre de M. le duc d’Enghien, âgé de neuf ans, à son père, le duc de Bourbon ; il lui dit : « Tous les Enguiens sont heureux ; celui de la bataille de Cerizoles, celui qui gagna la bataille de Rocroi : j’espère l’être aussi. »

Est-il vrai qu’on refusa un prêtre à la victime ? Est-il vrai qu’elle ne trouva qu’avec difficulté une main pour se charger de transmettre à une femme le dernier gage d’un attachement ? Qu’importait aux bourreaux un sentiment de piété ou de tendresse ? Ils étaient là pour tuer, le duc d’Enghien pour mourir.

Le duc d’Enghien avait épousé secrètement, par le ministère d’un prêtre, la princesse Charlotte de Rohan[1] : en ces temps où la patrie était errante, un

  1. La princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. C’était pour se rapprocher d’elle que le duc d’Enghien était venu habiter Ettenheim, où vivait la princesse, près du cardinal de Rohan, son oncle. « Elle était, dit M. Théodore Muret, dans son Histoire de l’armée de Condé, t. II, p. 252, elle était unie au duc d’Enghien par un lien sacré. Pour quel motif le prince de Condé avait-il refusé de sanctionner ce mariage ? on est à cet égard réduit aux conjectures. Quant à la naissance, il n’y avait pas dérogation, car le prince de Condé lui-même avait épousé une Rohan. La princesse, par ses qualités personnelles, était bien loin de donner prétexte à un refus. Voulut-on punir le duc