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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

prétendait qu’elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses néophytes : M. le comte de Las Cases apprenait sa leçon sans s’en apercevoir ; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même qu’Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d’or.

« La première fois, dit l’honnête chambellan, que j’entendis Napoléon prononcer le nom du duc d’Enghien, j’en devins rouge d’embarras. Heureusement, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, autrement il n’eût pas manqué de s’en apercevoir. Néanmoins, lorsque, pour la première fois, l’empereur développa l’ensemble de cet événement, ses détails, ses accessoires ; lorsqu’il exposa divers motifs avec sa logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que l’affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle… L’empereur traitait souvent ce sujet, ce qui m’a servi à remarquer dans sa personne des nuances caractéristiques très prononcées. J’ai pu voir à cette occasion très distinctement en lui, et maintes fois, l’homme privé se débattant avec l’homme public, et les sentiments naturels de son cœur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa position. Dans l’abandon de l’intimité, il ne se montrait pas indifférent au sort du malheureux prince ; mais, sitôt qu’il s’agissait du public, c’était toute autre chose. Un jour, après avoir parlé avec moi du sort et de la jeunesse de l’infortuné, il termina en disant : — « Et j’ai appris depuis, mon cher, qu’il m’était favorable ; on m’a assuré qu’il ne parlait pas de