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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lorsque je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre, le comte Achard[1]. Il était grand joueur ; il me proposa d’aller aux salons de M… où nous pourrions causer : le diable me pousse : je monte, je joue, je perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première voiture venue. Je n’avais jamais joué : le jeu produisit sur moi une espèce d’enivrement douloureux ; si cette passion m’eût atteint, elle m’aurait renversé la cervelle. L’esprit à moitié égaré, je quitte la voiture à Saint-Sulpice, et j’y oublie mon portefeuille renfermant l’écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j’ai laissé les dix mille francs dans un fiacre.

Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non sans avoir l’envie de me jeter à l’eau ; je vais sur la place du Palais-Royal, où j’avais pris le malencontreux cabas. J’interroge les Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on m’indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier m’apprend que ce numéro appartient à un loueur demeurant en haut du faubourg Saint-Denis. Je me rends à la maison de cet homme ; je demeure toute la nuit dans l’écurie, attendant le retour des fiacres : il en arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien ; enfin, à deux heures du matin, je vois entrer mon char. À peine eus-je le temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes, éreintées, se laissèrent choir sur la

  1. L’État militaire de la France pour 1787 indique, en effet, M. Achard comme sous-lieutenant au régiment de Navarre. Voir, au tome I des Mémoires la note de la page 185 (note 19 du Livre IV).