Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/514

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
484
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

en caricatures. Les uns portent des moustaches effroyables, on dirait qu’ils vont conquérir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres ; les autres ont d’énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis ; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l’arc-en-ciel, comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de carnages, de supplices et d’échafauds. Chez eux sont des crânes humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu’au portrait du tyran qu’ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe et le satyre ; ils tiennent à faire comprendre que le secret de l’atelier a ses dangers, et qu’il n’y a pas sûreté pour les modèles. Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière d’eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence fièrement accueillie et noblement supportée ; enfin, quelquefois par des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de la solitude !

Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au pied du fort de l’Écluse, en attendant l’ouverture des portes. Pendant cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et m’environnaient comme une bande de fantômes ; mes saisons brûlantes me revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par