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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

s’ouvrant virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. »

Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et s’était lié avec mademoiselle Devienne[1]. Elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils : il n’en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au sérieux, croyant apparemment, comme les Mexicains, que le monde avait déjà usé quatre soleils, et qu’au quatrième (lequel nous éclaire aujourd’hui) les hommes avaient été changés en magots. Il n’avait cure du martyre de saint Pothin et de saint Irénée, ni du massacre des protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ des fusillades des Brotteaux, il m’en racontait les détails, tandis qu’il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers de Loyse Labé : il n’aurait pas perdu un coup de dent durant les derniers malheurs de Lyon, sous la charte-vérité.

Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une cer-

  1. Jeanne-Françoise Thévenin, dite Sophie Devienne (1763-1841). Engagée en 1785 à la Comédie Française, elle fut, jusqu’à sa retraite en 1813, une des meilleures soubrettes de notre théâtre classique. Elle excellait surtout dans les pièces de Marivaux. Aussi estimée pour sa conduite que goûtée pour son talent, Mlle  Devienne était née à Lyon, comme son ami M. Saget, ce bourgeois très particulier auquel elle donnait si inutilement de si bons conseils.