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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le 19 juin, j’étais allé à la vallée de Montmorency visiter l’Ermitage de J.-J. Rousseau : non que je me plusse au souvenir de Mme d’Épinay[1] et de cette société factice et dépravée ; mais je voulais dire adieu à la solitude d’un homme antipathique par ses mœurs à mes mœurs, bien que doué d’un talent dont les accents remuaient ma jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j’étais encore à l’Ermitage ; j’y rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu désert pendant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu’ils étaient ou qu’ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde : l’un était M. Maret[2], de l’Empire, l’autre,

    ses Nouveaux Lundis (tome VIII, p. 255) : « La légende tend sans cesse à pousser dans ces émouvants récits, comme une herbe folle : il faut, à tout moment, l’en arracher. »

  1. Louise-Florence-Pétronille Tardieu d’Esclavelles, femme de Denis-Joseph La Live d’Épinay, fermier général (1725-1783). Liée d’amitié avec Jean-Jacques Rousseau, elle fit construire pour lui, près de son parc de la Chevrette, dans la forêt de Montmorency, l’habitation restée célèbre sous le nom de l’Ermitage. Ses Mémoires, parus en 1818, sont parmi les plus curieux que nous ait laissés le XVIIIe siècle.
  2. Bernard-Hugues Maret, duc de Bassano (1763-1839). Il était avocat au Parlement de Bourgogne, quand il vint en 1788 à Paris, pour acheter une charge au conseil du roi. Les événements modifièrent sa résolution. Au mois de septembre 1789, il fonda le Bulletin de l’Assemblée nationale, destiné à donner chaque jour un résume des séances. Panckoucke, peu après, lui proposa d’exécuter ce travail, plus étendu et plus complet, pour le Moniteur ; ce fut l’origine du Journal officiel. Après le 18 brumaire, il devint secrétaire général des consuls. Sous l’Empire, il fut ministre des affaires étrangères du 17 avril 1811 au 19 novembre 1813. Pair de France sous Louis-Philippe, il fut en 1834 ministre et président du conseil pendant trois jours. Napoléon l’avait créé duc de Bassano le 15 août 1809. Talleyrand, précisément cette année-là, disait du nouveau duc : « Je ne connais pas de plus grande bête au monde que M. Maret, si ce n’est le duc de Bassano. »