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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

M. Barère, de la République. Le gentil Barère[1] était venu, loin du bruit, dans sa philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à l’ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport duquel la Convention décréta que la Terreur était à l’ordre du jour, échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux têtes ; du fond du baquet de sang, sous l’échafaud, on l’entendait seulement croasser la mort ! Barère était de l’espèce de ces tigres qu’Oppien fait naître du souffle léger du vent : velocis Zephyri proles.

Ginguené, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient charmés de la journée du 20 juin. La Harpe, continuant ses leçons au Lycée, criait d’une voix de Stentor : « Insensés ! vous répondiez à toutes les représentations du peuple : Les baïonnettes ! les baïonnettes ! Eh bien ! les voilà les baïonnettes ! » Quoique mon voyage en Amérique m’eût rendu un personnage moins insignifiant, je ne pouvais m’élever à une si grande hauteur de principes et d’éloquence. Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la Société monarchique. Mon frère faisait partie d’un club d’enragés. Les Prussiens marchaient en vertu d’une convention des cabinets de Vienne et de

  1. Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841), député à la Constituante, membre de la Convention, député au Conseil des Cinq-Cents, représentant à la Chambre des Cent-Jours. Toutes nos révolutions pendant un demi-siècle, le 10 août et le 31 mai, le 9 thermidor et le 18 brumaire, 1814, 1815 et 1830, ont fourni à Barère des occasions d’apostasies successives. Après avoir été, sous la Terreur, un des pourvoyeurs de l’échafaud, sous Bonaparte il s’est fait, moyennant salaire, mouchard et délateur. Ce misérable homme, après avoir été un valet de guillotine, a été un valet de police.