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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

garçon, très respectueux, n’avait jamais servi d’autre maître que mon frère ; il fut tout troublé lorsqu’au souper il lui fallut s’asseoir à table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, parlant d’accrocher les aristocrates à la lanterne, augmentaient sa frayeur. L’idée qu’au bout de tout cela, il serait obligé de passer à travers l’armée autrichienne, pour s’aller battre à l’armée des princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta dans la diligence ; nous rentrâmes dans le coupé.

Au milieu de la nuit, nous entendons les voyageurs crier, la tête à la portière : « Arrêtez, postillon, arrêtez ! » On arrête, la portière de la diligence s’ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d’hommes : « Descendez, citoyen, descendez ! on n’y tient pas, descendez, cochon ! c’est un brigand ! descendez, descendez ! » Nous descendons aussi, nous voyons Saint-Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant, promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à fuir à toutes jambes, sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le pouvions réclamer, car nous nous serions trahis ; il le fallait abandonner à sa destinée. Pris et appréhendé au premier village, il déclara qu’il était le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et qu’il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de brigade en brigade chez le président de Rosanbo ; les dépositions de ce malheureux homme servirent à prouver notre émigration, et à envoyer mon frère et ma belle-sœur à l’échafaud.

Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt fois toute l’histoire : « Cet homme avait