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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

voyions, nous courions à lui, nous nous le disputions : c’était à qui l’aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure avalée, moustaches tristes, yeux faisant la virgule à l’angle extérieur, voix creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète militaire, entre le suicide et le luron, Dinarzade goguenard sérieux, ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il était le témoin obligé de tous les duels et l’amoureux de toutes les dames de comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu’il disait et n’interrompait sa narration que pour boire à même d’une bouteille, rallumer sa pipe ou avaler une saucisse.

Une nuit qu’il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d’un tonneau penché vers nous sur une charrette dont les brancards étaient en l’air. Une chandelle collée à la futaille nous éclairait ; un morceau de serpillière, tendu du bout des brancards à deux poteaux, nous servait de toit. — Dinarzade, son épée de guingois à la façon de Frédéric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d’un cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les cantinières qui nous apportaient la pitance restaient avec nous pour écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes qui formaient le chœur accompagnait le récit des marques de sa surprise, de son approbation ou de son improbation.

« Messieurs, dit le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert, qui vivait au temps du roi Jean ? » Et chacun de répondre : « Oui, oui. » Dinarzade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée.