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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

les flots, bien qu’une fois nos navires ne fussent qu’à six lieues de distance des vaisseaux anglais. De la mer de Sicile, Napoléon aperçut le sommet des Apennins ; il dit : « Je ne puis voir sans émotion la terre d’Italie ; voilà l’Orient : j’y vais. » À l’aspect de l’Ida, explosion d’admiration sur Minos et la sagesse antique. Dans la traversée, Bonaparte se plaisait à réunir les savants et provoquait leurs disputes ; il se rangeait ordinairement à l’avis du plus absurde ou du plus audacieux ; il s’enquérait si les planètes étaient habitées, quand elles seraient détruites par l’eau ou par le feu, comme s’il eût été chargé de l’inspection de l’armée céleste.

Il aborde à Malte, déniche la vieille chevalerie retirée dans le trou d’un rocher marin[1] ; puis il descend parmi les ruines de la cité d’Alexandre[2]. Il voit à la pointe du jour cette colonne de Pompée que j’apercevais du bord de mon vaisseau en m’éloignant de la Libye. Du pied du monument, immortalisé d’un grand et triste nom, il s’élance ; il escalade les murailles derrière lesquelles se trouvait jadis le dépôt des remèdes de l’âme, et les aiguilles de Cléopâtre, maintenant couchées à terre parmi des chiens maigres. La porte de Rosette est forcée ; nos troupes se ruent dans les

  1. Le grand-maître de l’Ordre de Malte, le comte Ferdinand de Hompesch, bailli de Brandebourg, capitula le 11 juin 1798. Malte et les îles voisines furent cédées au Directoire. La ville fut rendue dans la journée du 12 juin. Le 13, au matin, Bonaparte y fit son entrée ; il trouva quinze cents pièces de canon, trente-cinq mille fusils, douze cents barils de poudre, une infinité d’armes de toute espèce, et de grandes richesses.
  2. La flotte française arriva le 1er juillet près d’Alexandrie. Le lendemain, les Français s’emparèrent de la ville. Kléber, qui commandait l’assaut, fut blessé d’une balle au front.