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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

la prise de Saragosse, dès le 21 février 1809, annonça la délivrance de l’univers.

Toute la vaillance des Français leur fut inutile : les forêts s’armèrent, les buissons devinrent ennemis. Les représailles n’arrêtèrent rien, parce que dans ce pays les représailles sont naturelles. L’affaire de Baylen, la défense de Girone et de Ciudad-Rodrigo, signalèrent la résurrection d’un peuple. La Romana, du fond de la Baltique, ramène ses régiments en Espagne, comme autrefois les Francs, échappés de la mer Noire, débarquèrent triomphants aux bouches du Rhin[1]. Vainqueurs des meilleurs soldats de l’Europe, nous versions le sang des moines avec cette rage impie que la France tenait des bouffonneries de Voltaire et de la démence athée de la Terreur. Ce furent pourtant ces milices du cloître qui mirent un terme aux succès de nos vieux soldats : ils ne s’attendaient guère à rencontrer ces enfroqués, à cheval, comme des dragons de feu, sur les poutres embrasées des édifices de Saragosse, chargeant leurs escopettes parmi les flammes

  1. Le marquis de La Romana (1761-1811). En juin 1807, Napoléon avait obtenu du faible et imprévoyant Charles IV que 25 000 soldats espagnols fussent envoyés en Allemagne pour se joindre à l’armée française. Ces troupes ne tardèrent pas à être dirigées sur le Danemarck, pour s’opposer aux entreprises de l’Angleterre. Une division très considérable, commandée par le général La Romana, avait ses quartiers dans les îles de Fionie ou de Funen et de Langeland, à huit cents lieues des Pyrénées. À la nouvelle des malheurs de sa patrie, le marquis de La Romana résolut de lui porter secours, et, déjouant la surveillance dont il était l’objet, il s’embarqua sur des bâtiments anglais avec la majeure partie de sa division. Le 17 août 1808, il débarquait en Espagne, où son arrivée n’allait pas peu contribuer à enflammer encore davantage le patriotisme et l’enthousiasme de ses compatriotes.