Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/285

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
273
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tersbourg et le comte de Narbonne au quartier général d’Alexandre : messagers de paroles suspectes de paix et de bon vouloir. L’abbé de Pradt avait été dépêché à la Diète polonaise ; il en revint surnommant son maître Jupiter-Scapin. Le comte de Narbonne rapporta qu’Alexandre, sans abattement et sans jactance, préférait la guerre à une paix honteuse. Le czar professait toujours pour Napoléon un enthousiasme naïf ; mais il disait que la cause des Russes était juste, et que son ambitieux ami avait tort. Cette vérité, exprimée dans les bulletins moscovites, prit l’empreinte du génie national : Bonaparte devint l’Antéchrist.

Napoléon quitte Dresde le 29 mai 1812, passe à Posen et à Thorn ; il y vit piller les Polonais par ses autres alliés. Il descend la Vistule, s’arrête à Dantzick, Kœnigsberg et Gumbinnen.

Chemin faisant, il passe en revue ses différentes troupes : aux vieux soldats il parle des Pyramides, de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland ; avec les jeunes gens il s’occupe de leurs besoins, de leurs équipements, de leur solde, de leurs capitaines : il jouait dans ce moment à la bonté.


Lorsque Bonaparte franchit le Niémen, quatre-vingt-cinq millions cinq cent mille âmes reconnaissaient sa domination ou celle de sa famille ; la moitié de la population de la chrétienté lui obéissait ; ses ordres étaient exécutés dans un espace qui comprenait dix-neuf degrés de latitude et trente degrés de longitude. Jamais expédition plus gigantesque ne s’était vue, ne se reverra.

Le 22 juin, à son quartier général de Wilkowisky,