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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

fut d’un si horrible aspect. Tout y concourait : un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris ; à l’horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d’horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres ; des bivouacs silencieux ; plus de chants, point de récits : une morne taciturnité.

« On voyait autour des aigles le reste des officiers et sous-officiers, et quelques soldats, à peine ce qu’il en fallait pour garder le drapeau. Leurs vêtements étaient déchirés par l’acharnement du combat, noircis de poudre, souillés de sang ; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de cette misère, de ce désastre, un air fier, et même, à l’aspect de l’empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excités : car, dans cette armée, capable à la fois d’analyse et d’enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous.

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« L’empereur ne put évaluer sa victoire que par les morts. La terre était tellement jonchée de Français étendus sur les redoutes, qu’elles paraissaient leur appartenir plus qu’à ceux qui restaient debout. Il semblait y avoir là plus de vainqueurs tués que de vainqueurs vivants.

« Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour suivre Napoléon, le pied d’un cheval rencontra un blessé et lui arracha un dernier signe