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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

bientôt, surchargé de ces dépouilles, on les jetait, quand on venait à se souvenir qu’on était à six cents lieues de son toit.

Les courses que l’on faisait pour trouver des vivres produisaient des scènes pathétiques : une escouade française ramenait une vache ; une femme s’avança, accompagnée d’un homme qui portait dans ses bras un enfant de quelques mois ; ils montraient du doigt la vache qu’on venait de leur enlever. La mère déchira les misérables vêtements qui couvraient son sein, pour montrer qu’elle n’avait plus de lait ; le père fit un mouvement comme s’il eût voulu briser la tête de l’enfant sur une pierre. L’officier fit rendre la vache, et il ajoute : « L’effet que produisit cette scène sur mes soldats fut tel, que, pendant longtemps, il ne fut pas prononcé une seule parole dans les rangs. »

Bonaparte avait changé de rêve : il déclarait qu’il voulait marcher à Saint-Pétersbourg ; il traçait déjà la route sur ses cartes ; il expliquait l’excellence de son plan nouveau, la certitude d’entrer dans la seconde capitale de l’empire : « Qu’a-t-il à faire désormais sur des ruines ? Ne suffit-il pas à sa gloire qu’il soit monté au Kremlin ? » Telles étaient les nouvelles chimères de Napoléon ; l’homme touchait à la folie, mais ses songes étaient encore ceux d’un esprit immense.

« Nous ne sommes qu’à quinze marches de Saint-Pétersbourg, dit M. Fain : Napoléon pense à se rabattre sur cette capitale. » Au lieu de quinze marches, à cette époque et dans de pareilles circonstances, il faut lire deux mois. Le général Gourgaud ajoute que toutes les nouvelles qu’on recevait de Saint-Pétersbourg annonçaient la peur qu’on avait du mouvement de Napo-