Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/326

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
314
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

terre trembla : cent quatre-vingt-trois milliers de poudre, placés sous les voûtes du Kremlin, déchirèrent le palais des czars. Mortier qui fit sauter le Kremlin, était réservé à la machine infernale de Fieschi. Que de mondes passés entre ces deux explosions si différentes et par les temps et par les hommes !

Après ce sourd mugissement, une forte canonnade vint à travers le silence dans la direction de Malojaroslawetz : autant Napoléon avait désiré ouïr ce bruit en entrant en Russie, autant il redoutait de l’entendre en sortant. Un aide de camp du vice-roi annonce une attaque générale des Russes : à la nuit les généraux Compans et Gérard arrivèrent en aide au prince Eugène. Beaucoup d’hommes périrent des deux côtés ; l’ennemi parvint à se mettre à cheval sur la route de Kalouga, et fermait l’entrée du chemin intact qu’on avait espéré suivre. Il ne restait d’autre ressource que de retomber dans la route de Mojaïsk et de rentrer à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs : on le pouvait ; les oiseaux du ciel n’avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions semé pour retrouver nos traces.

Napoléon logea cette nuit à Ghorodnia dans une pauvre maison où les officiers attachés aux divers généraux ne purent se mettre à couvert. Ils se réunirent sous la fenêtre de Bonaparte ; elle était sans volets et sans rideaux : on en voyait sortir une lumière, tandis que les officiers restés en dehors étaient plongés dans l’obscurité. Napoléon était assis dans sa chétive chambre, la tête abaissée sur ses deux mains ; Murat, Berthier et Bessières se tenaient debout à ses côtés, silencieux et immobiles. Il ne donna point d’ordre, et