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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Madame de Chateaubriand a écrit quelques notes à diverses époques de notre vie commune[1] ; parmi ces notes, je trouve le paragraphe suivant :

« M. de Chateaubriand écrivait sa brochure De Bonaparte et des Bourbons. Si cette brochure avait été saisie, le jugement n’était pas douteux : la sentence était l’échafaud. Cependant l’auteur mettait une négligence incroyable à la cacher. Souvent, quand il sortait, il l’oubliait sur sa table ; sa prudence n’allait jamais au delà de la mettre sous son oreiller, ce qu’il faisait devant son valet de chambre, garçon fort honnête, mais qui pouvait se laisser tenter. Pour moi, j’étais dans des transes mortelles : aussi, dès que M. de Chateaubriand était sorti, j’allais prendre le manuscrit et je le mettais sur moi. Un jour, en traversant les Tuileries, je m’aperçois que je ne l’ai plus, et, bien sûre de l’avoir senti en sortant, je ne doute pas de l’avoir perdu en route. Je vois déjà le fatal écrit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrêté : je tombe sans connaissance au milieu du jardin ; de bonnes gens m’assistèrent, ensuite me reconduisirent à la maison dont j’étais peu éloignée. Quel supplice lorsque, montant l’escalier, je flottais entre une crainte, qui était presque une certitude, et un léger espoir d’avoir oublié de prendre la brochure ! En approchant de la chambre de mon mari, je me sentais de nouveau défaillir ; j’entre enfin ; rien sur la table, je m’avance vers le lit ; je tâte d’abord l’oreiller, je ne sens rien ; je le soulève, je vois le rouleau de papier ! Le cœur me

  1. Voir au tome II. l’Appendice no X : Le Cahier rouge.