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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

conquêtes préservatrices qu’elle nous avait données sur les Alpes et sur le Rhin. Toutes les victoires qu’elle remportait étaient gagnées en notre nom ; avec elle il n’était question que de la France ; c’était toujours la France qui avait triomphé, qui avait vaincu ; c’étaient nos soldats qui avaient tout fait et pour lesquels on instituait des fêtes triomphales ou funèbres ; les généraux (et il en était de fort grands) obtenaient une place honorable, mais modeste, dans les souvenirs publics : tels furent Marceau, Moreau, Hoche, Joubert ; les deux derniers destinés à tenir lieu de Bonaparte, lequel naissant à la gloire traversa soudain le général Hoche, et illustra de sa jalousie ce guerrier pacificateur mort tout à coup après ses triomphes d’Altenkirken, de Neuwied et de Kleinnister.

Sous l’Empire, nous disparûmes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte : J’ai ordonné, j’ai vaincu, j’ai parlé ; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets.

Qu’arriva-t-il pourtant dans ces deux positions à la fois semblables et opposées ? Nous n’abandonnâmes point la République dans ses revers ; elle nous tuait, mais elle nous honorait ; nous n’avions pas la honte d’être la propriété d’un homme ; grâce à nos efforts, elle ne fut point envahie ; les Russes, défaits au delà des monts, vinrent expirer à Zurich.

Quant à Bonaparte, lui, malgré ses énormes acquisitions, il a succombé, non parce qu’il était vaincu, mais parce que la France n’en voulait plus. Grande leçon ! qu’elle nous fasse à jamais ressouvenir qu’il y a cause de mort dans tout ce qui blesse la dignité de l’homme.