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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

attachée à son mari comme un écriteau, parcourait les rues en calèche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons. Quelques draps pendillants aux fenêtres des familiers de la cour impériale faisaient croire aux bons Cosaques qu’il y avait autant de lis dans les cœurs des bonapartistes convertis que de chiffons blancs à leurs croisées. C’est merveille en France que la contagion, et l’on crierait À bas ma tête ! si on l’entendait crier à son voisin. Les impérialistes entraient jusque dans nos maisons et nous faisaient, nous autres bourbonistes, exposer en drapeau sans tache les restes de blanc renfermés dans nos lingeries : c’est ce qui arriva chez moi ; mais madame de Chateaubriand n’y voulut entendre, et défendit vaillamment ses mousselines[1].

    était capitaine de port. À seize ans, elle épousa un Suisse, M. Grant, qui résida successivement avec elle à Chandernagor et à Calcutta ; elle se laissa enlever et emmener en Europe. Après de nombreuses aventures, elle devint, sous le Directoire, la maîtresse de Talleyrand et vécut publiquement avec lui. Le premier Consul intima à son ministre l’ordre de l’épouser, ce qui fut fait, après que Talleyrand eût reçu de la cour de Rome un bref qui le déliait de ses vœux, et après que M. Grant, alors à Paris eut consenti à divorcer, moyennant une grosse somme et une bonne place… au Cap de Bonne-Espérance. Le mariage de l’ancien évêque d’Autun fut du reste purement civil. Quand vint la Restauration, il fit à sa femme une pension de 60 000 livres, à la condition qu’elle irait se fixer en Angleterre. Un jour qu’elle était revenue à Paris (c’était sous le ministère Decazes), Louis XVIII demanda, non sans malice, au prince de Talleyrand, s’il était vrai que sa femme se fût permis de débarquer en France et d’arriver d’un trait de Calais à Paris : « Rien de plus vrai, sire, répondit-il ; il fallait bien que moi aussi j’eusse mon vingt mars. »

  1. La plupart des traits de cette admirable page sont empruntés à Mme  de Chateaubriand qui, dans ses Souvenirs, décrit ainsi la journée du 31 mars 1814 et celles qui suivirent :