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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

De cette ordonnance, considérée de plus près, sortait une vérité politique que personne ne voyait : la race légitime, étrangère à la nation pendant vingt-trois années, était restée au jour et à la place où la Révolution l’avait prise, tandis que la nation avait marché dans le temps et l’espace. De là impossibilité de s’entendre et de se rejoindre ; religion, idées, intérêts, langage, terre et ciel, tout était différent pour le peuple et pour le roi, parce qu’ils étaient séparés par un quart de siècle équivalant à des siècles.

Mais si l’ordre de courir sus paraît étrange par la conservation du vieil idiome de la loi, Bonaparte eut-il d’abord l’intention d’agir mieux, tout en employant un nouveau langage ? Des papiers de M. d’Hauterive[1], inventoriés par M. Artaud, prouvent qu’on eut beaucoup de peine à empêcher Napoléon de faire fusiller le duc d’Angoulême, malgré la pièce officielle du Moniteur, pièce de parade qui nous reste : il trouvait mauvais que ce prince se fût défendu[2]. Et pourtant

  1. Alexandre-Maurice Blanc de la Nautte d’Hauterive (1754-1830). Il fut, sous le Directoire, l’Empire et la Restauration, le principal collaborateur de Talleyrand. Il rédigea, pendant qu’il était aux affaires, 62 traités politiques et commerciaux. On lui doit plusieurs écrits, dont le plus remarquable, publié en 1800, a pour titre : De l’état de la France à la fin de l’an VIII.
  2. Postérieurement à l’époque où Chateaubriand écrivait ces lignes, le chevalier Artaud de Montor a publié l’Histoire de la Vie et des travaux du comte d’Hauterive. On y trouve de curieux détails sur cet épisode de 1815. Le général de Grouchy avait d’abord reçu de la bouche d’un des hommes de confiance de l’Empereur l’ordre de partir pour le Midi, où le duc d’Angoulême commandait quelques milliers d’hommes, de le prendre et de le faire fusiller sur-le-champ. Le général s’était récrié contre cette commission, déclarant qu’il ferait la guerre en homme d’honneur, et non en sauvage, et qu’avant de partir il