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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

trouveront une éternelle séparation, je trouve une réunion éternelle ; qu’un de mes amis s’en aille de la terre, c’est comme s’il venait demeurer à mes foyers ; il ne me quitte plus. À mesure que le monde présent se retire, le monde passé me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche : je ne m’aperçois même pas de leur existence.

Ma toison d’or n’était pas encore à Bruges[1], madame de Chateaubriand ne me l’apporta pas. À Bruges, en 1426, il y avait un homme appelé Jean, lequel inventa ou perfectionna la peinture à l’huile : remercions Jean de Bruges[2] ; sans la propagation de sa méthode, les chefs-d’œuvre de Raphaël seraient aujourd’hui effacés. Où les peintres flamands ont-ils dérobé la lumière dont ils éclairent leurs tableaux ? Quel rayon de la Grèce s’est égaré au rivage de la Batavie ?

Après son voyage d’Ostende, madame de Chateaubriand fit une course à Anvers. Elle y vit, dans un cimetière, des âmes du purgatoire en plâtre toutes barbouillées de noir et de feu. À Louvain elle me recruta un bègue, savant professeur, qui vint tout exprès à Gand pour contempler un homme aussi extraordinaire que le mari de ma femme. Il me dit : « Illus…ttt…rr… ; » sa parole manqua à son admiration et je le priai à dîner. Quand l’helléniste eut bu

  1. C’est à Bruges que l’Ordre de la Toison d’Or fut institué en 1429 par le duc de Bourgogne Philippe le Bon.
  2. Jean Van Eyck (1386-1440), né à Maas-Eyck. Il alla de bonne heure s’établir à Bruges avec son frère aîné Hubert Van Eyck, ce qui le fait souvent appeler Jean de Bruges.