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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

et de l’intime amitié qui unissait Corinne et Juliette[1].

L’été se passa en fêtes : le monde était bouleversé ; mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques, en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme ; on se livre d’autant plus vivement aux plaisirs qu’on se sent près de les perdre.

Madame de Genlis a fait un roman sur cet attachement du prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l’ardeur de la composition. Elle demeurait à l’Arsenal, au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n’attendait personne ; elle était vêtue d’une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux, et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l’instrument, elle promenait ses deux mains pâles et amaigries sur l’autre côté du réseau sonore, dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l’antique sybille[2] ? elle chantait madame Récamier.

  1. C’est seulement en 1818, après la mort de Mme de Staël, que le prince Auguste commanda à Gérard le célèbre tableau représentant Corinne au cap Misène. En échange de ce tableau, Mme Récamier lui envoya son portrait, peint également par Gérard. Le prince l’avait placé dans la galerie de son palais, à Berlin ; il ne s’en sépara qu’à sa mort. D’après ses dernières volontés, ce portrait fut renvoyé à Mme Récamier en 1845, et, dans la lettre que le prince lui écrivait trois mois avant sa mort, en pleine santé, mais comme frappé d’un pressentiment, se trouvent ces paroles : « L’anneau que vous m’avez donné me suivra dans la tombe. » — Souvenirs et Correspondance, I, 151.
  2. M. F. Barrière, l’éditeur de la Collection des Mémoires sur le 18e et le 19e siècle, eut occasion vers ce même temps de visiter Mme de Genlis ; il décrit en ces termes l’appartement de « l’antique sibylle » : — « Nous la trouvâmes dans un apparte-